La science, la cité

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Mot-clé : journalisme scientifique

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L'embargo en question

J'ai déjà  mentionné ici la manière discutable dont les résultats scientifiques sont communiqués aux journalistes scientifiques : sous condition d'embargo, c'est-à -dire que ces derniers doivent préparer leur enquête et leur article mais ne rien publier avant leurs autres collègues, d'où une explosion d'articles (et souvent de superlatifs) le jour J. Sauf exception, comme en 1997 quand The Observer a brisé l'embargo pour publier le scoop de la première brebis clonée, Dolly.

Mais cette pratique immémoriale est peut-être plus que jamais sous le feu des critiques. En 2006, Vincent Kiernan du Chronicle of Higher Education publiait une enquête approfondie aux presses de l'université d'Illinois : non content de dénoncer ces pratiques de collusion, son livre offre une exploration sans précédent de l'impact de l'embargo sur la culture scientifique du public et les questions médicales. Après avoir passé en revue 25 quotidiens américains et s'être entretenu avec les journalistes scientifiques, il conclut que ce système favorise le "journalisme en bande" et crée un obstacle néfaste à  la compétition journalistique, favorisant une couverture complaisante de l'actualité scientifique et médicale à  partir d'une poignée de sources-clés.

Puis nul autre que le rédacteur en chef du fameux Lancet, dans son compte-rendu de lecture du livre de Kiernan paru dans Science, y allait de son couplet : l'embargo est d'abord une demande des journalistes, avant que les éditeurs des revues scientifiques n'y voient l'avantage qu'ils pouvaient en tirer. L'embargo est artificiel, il favorise la survie des journalistes les moins doués, il attire l'attention sur des résultats souvent faibles et douteux. L'existence de cette "bande de journalistes" guidés par l'embargo devrait être antithétique d'une profession qui résiste habituellement à  toute pression extérieure. Selon lui, la disparition de l'embargo fera du bien à  tout le monde. Mais quelle revue osera la première ?

Il y a deux mois, c'est un ancien journaliste scientifique de la BBC qui enfonçait le clou. Extraits choisis :

C'est quelque chose que les journalistes ne devraient pas faire mais que nous faisons tous, volontairement, parce que nous n'avons pas le choix si nous voulons rester connectés au flux régulier des nouvelles des revues. Aucun autre domaine du journalisme n'a un tel arrangement confortable et dissimulé. (…) Les revues disent que l'embargo est une bonne chose. Ils disent que cela nivelle vers le haut la couverture des recherches sérieuses qui ont été approuvées par les pairs. Ils ajoutent que cela permet aux journalistes de travailler leurs articles, conduire les interviews et filmer, afin qu'ils comprennent bien la science sous-jacente. Tout ça, c'est du pipeau et de la condescendance.

Je suis prêt à  parier que le débat va continuer mais que l'embargo finira par céder sous ces coups de butoir, ainsi que sous ceux des blogueurs. En effet, ces derniers se posent aujourd'hui comme complément sérieux au journalisme scientifique et revendiquent eux aussi un droit à  l'information : pourquoi seraient-ils ainsi exclus, à  plus forte raison quand l'embargo expire avant la date de publication réelle de l'article scientifique et que, ne pouvant y accéder, ils sont dans l'impossibilité de se livrer à  leur exercice favori du commentaire… Pour le salut de la liberté d'informer, espérons que cette situation cessera rapidement !

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Le cerveau et ses mises en scène

On compare souvent notre cerveau à  un ordinateur constate le magazine La Recherche en ouverture de son dossier "Spécial cerveau" (n° 410, juillet-août 2007). Mais voilà , un journaliste du temps de Descartes aurait pu écrire : On compare souvent notre cerveau à  une clepsydre. Et un journaliste du temps de Platon écrire : On compare souvent notre cerveau à  une tablette de cire vierge. C'est ce que met en évidence J. David Bolter dans son livre Turing's Man (University of North Carolina Press, 1984) : à  chaque époque, le cerveau a été comparé à  la technologie la plus avancée, représenté tour à  tour par un dispositif d'écriture, une prouesse mécanique et horlogère ou un outil de calcul.

Plus près de nous, Igor Babou a enquêté pour sa thèse sur les représentations du cerveau à  la télévision : il en a tiré un livre, Le cerveau vu par la télévision. Un article disponible sur Internet nous donne un aperçu de ses thèses... Pour lui, étudier la manière dont les médias et les chercheurs ont vulgarisé le cerveau revient à  décrire les interactions entre des processus historiques, sociaux et communicationnels de construction des discours à  propos de sciences. Aini, il constate que la mise en scène du cerveau par la télé évolue entre les années 1975-1982, 1987 et 1994.

Comme l'illustre le schéma ci-dessus, le discours scientifique et le discours télévisuel (médiatique) ont une légitimité qui évolue, au sein même de la télé (en bas du schéma). Ce qui correspond à  divers modalités d'énonciation (en haut du schéma). Ainsi, entre 1975 et 1979, la télévision se déplace dans les lieux de science, fait longuement s'exprimer les chercheurs, les expériences sont exposées en détail : la médiation télévisuelle s'efface devant les contenus scientifiques considérés comme un spectacle suffisant et légitime. Au début des années 1980, le discours télévisuel et la médiation s'impose : le journaliste est valorisé (ce qui correspond également à  une évolution sociologique de son champ professionnel) et reformule la parole du scientifique, la parole profane est convoquée (micro-trottoirs etc.). Les adresses verbales aident à  faire exister le téléspectateur en tant que tel. En 1987, la télévision apparaît encore plus en position dominante et prend plus radicalement ses distances avec les scientifiques : ils sont exclus de l'image et les lieux scientifiques ne sont plus filmés. Le discours de la télévision est alors celui de l'évidence naturelle (...) et le savoir scientifique est présenté comme si les faits parlaient d'eux-mêmes. Cette évolution est sans doute liée à  une perte de légitimité de la science dans la sphère publique, la télé s'érigeant à  la place comme détenteur d'un savoir indépendant. En 1994, la science revient sur le devant de la scène car elle a plus de choses à  montrer : elle ne produit plus seulement un discours mais des images (IRM, scanners etc.) et des vidéos (tests de comportement ou de psychologie) qui s'introduisent naturellement dans la médiation télévisuelle. Celle-ci se met donc à  citer abondamment toute sorte de matériel audiovisuel : c'est l'ère de l'autoréférence. Dans le même temps, les scientifiques à  qui l'on donne la parole (sur le plateau et non plus dans leur laboratoire) sont confrontés à  des profanes : ils ne sont pas mis en scène seuls, leur parole ne fait sens que confrontée au vécu de chacun.

Mais le cerveau est-il un objet particulier pour la vulgarisation ? Ou bien est-il traité comme le seraient les OGM, l'eau ou l'exploration spatiale ? Etonnamment, il apparaît que l'exposition de 2002 à  la Cité des sciences privilégie le registre des émotions et du sujet individuel, comme le montre son découpage thématique : "Ce qui agit en moi", "Ce que je ressens", "Ce que je sais", "Ce que je pense" et "Ce que je suis". Le volume sonore de l'exposition rend les conversations presque impossibles et de nombreux dispositifs muséographiques sont prévus pour une seule personne. L'exposition met donc l'individu face à  lui-même, dans une ambiance d'immersion sensorielle. Bref, tout se passe comme si la scénographie prenait appui sur certains acquis des neurosciences concernant le rôle de l'émotion dans le raisonnement, mais sans intégrer l'émotion au raisonnement. Et comme si l'artiste prenait le pas sur le politique ou le scientifique...

Mais nous refermons déjà  le numéro de La Recherche, en lisant sur la quatrième de couverture (une publicité pour le neurodon) :

Investissez dans l'ordinateur le plus précieux au monde : le cerveau.

S'il fallait enfoncer le clou...

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Les dessous des "Scientists of America"

Matthieu l'annonçait sur son blog la semaine dernière (et blop en commentaire ici-même deux jours avant), c'est la dernière sensation de l'Internet scientifique : Scientists of America propose des articles de vulgarisation mis à  jour fréquemment, accessibles gratuitement et réutilisables sous licence Creative commons. Sauf que… rien de ce qui est raconté n'est à  prendre au premier degré, et les "faits scientifiques" annoncés sont rédigées à  la demande des lecteurs qui cherchent une caution pour se rattraper après avoir sorti une grosse bêtise à  leur dernier dîner mondain.

Le supplément "Ecrans" de Libération nous l'apprend, c'est le Français Jean-Noà«l Lafargue qui se cache derrière ce site, à  l'apparence bien… américaine ! Il explique cette blague, et avoue ne pas savoir si c'est une œuvre artistique, ce dont on peut douter quand on le connaît pour l'avoir côtoyé sur Wikipédia.

Car comme une œuvre d'art, il nous prend à  contre-pied et nous amène à  nous poser quelques questions. Voici les miennes, voici la lecture que je fais de ce "happening" dont j'espère qu'il ne sera pas (trop) éphémère.

Ce site a d'abord le mérite de nous rappeler que la science est avant tout un discours : il n'y a pas de science s'il n'y a personne pour raconter ce qu'il a fait, observé ou compris. On retrouve le sens premier de l'adjectif "scientifique" selon Bruno Latour : ce qui renvoie dans les cordes la sagesse populaire, le bavardage mondain et les rumeurs oiseuses, parce qu'il n'y a plus à  discuter. En ce sens, voilà  un site qui prétend fabriquer du scientifique, de l'absolu ! C'est bien son argument central : vous assister dans vos efforts rhétoriques, (…) donner à  vos affirmations péremptoires un poids scientifique véritable.

Il joue ensuite avec les codes de l'écriture du journalisme scientifique, sur tous les modes (interview avec un chercheur ou expert, présentation de résultats inédits, courrier des lecteurs, article prenant le prétexte de l'actualité etc.) et avec tous les outils (données, graphiques, citations de chercheurs et experts etc.). Il fait avec beaucoup d'humour et de réussite ce que Georges Perec avait fait avec la littérature scientifique primaire : la parodier, en reprendre les codes pour mieux la détourner.

Les Scientists of America lancent aussi un défi au journalisme scientifique pour sortir de ces schémas préformatés, du simple compte-rendu de faits sensationnels ou contre-intuitifs ! Innovez, surprenez-nous, sortez du copier-coller de communiqué de presse — et ne mêlez surtout pas les deux en nous racontant une étude bidon sur les carrières des stars hollywoodiennes expliquées par leur patronyme !

Et finalement, ils montrent que les mêmes mécanismes cognitifs qui nous attirent vers un article de Science & vie nous attirent vers un faux article de vulgarisation : curiosité, envie d'être étonné, d'être surpris, goût pour les études étayées et les réponses (ou ce qui est présenté comme tel). Et que l'attrait de la "vérité" est peut-être bien secondaire…

Bref, je vois les Scientists of America autant comme un amusement que comme une interpellation des journalistes scientifiques et de tout ceux qui fabriquent ou consomment du discours scientifique à  la pelle — un sondage par là , une étude par ci : écoutez-vous un peu parler, prenez de la distance et mesurez votre excès… Et laissez nous respirer !

Conclusion : moi aussi j'ai commandé mon article pour 10 €, qui a été accepté. Voyons comment ils se sortent du paradoxe du menteur puisque l'article montrera que "Tous les articles publiés par Scientists of America sont faux" !

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Un point sur la vulgarisation scientifique

Le journalisme scientifique n'a pas bonne presse, il est souvent accusé de sensationnalisme, d'imprécision ou de simplification, voir même parfois d'être trop timoré. La vulgarisation scientifique en général peut être accusée de ces maux. A un niveau plus fin, on leur reproche de considérer leur public comme des ardoises vides où viendrait s'inscrire la "bonne parole scientifique", dotée naturellement d'une autorité et d'une universalité incontestables : l'immense public des "profanes" est invité au grand spectacle de la science qui, implicitement, en raison même de l'identification des exclus à  des profanes, relève du "sacré"[1].

En ce qui concerne les journalistes scientifiques, ces travers sont sans doute en partie dus à  l'embargo imposé par les journaux (et le rédacteur en chef du Lancet ne dit pas autre chose). Selon cette pratique désormais habituelle, Nature, Science ou les autres mettent les articles importants à  la disposition des journalistes quelques jours avant publication, à  condition que ceux-ci ne sortent pas leur article avant le jour de publication, ou la veille. Alors, les journalistes se croyant dépositaires d'un savoir rare et déférents vis-à -vis des sources d'information dont ils dépendent, considèrent qu'il suffit d'être la caisse de résonance des maîtres du Verbe[2] (sans regard critique !) pour faire leur travail. De plus, les communiqués de presse diffusés par les mêmes revues ou parfois les équipes de recherche (aux Etats-Unis) favorisent le journalisme paresseux et l'information homogène.

Mais alors, que faudrait-il ? Eh bien, pour reprendre les arguments de Franco Prattico[3], il ne faudrait plus "traduire" le langage ésotérique du savant dans le langage "vulgaire" du public mais chercher à  en identifier les points communs, les viaducs et les isthmes. Mais pour cela,

il faut construire une nouvelle figure d'intellectuel disposant d'une vaste formation, non seulement scientifique et philosophique, mais aussi littéraire et artistique, qui soit en mesure de lire notre époque de manière critique sans préjugés. Cette nouvelle figure doit se faire porte-parole d'une prise de conscience, d'une part, de la pénétration de la technologie (et donc la lire avec un regard critique), d'autre part du fait que l'image du monde que nous avons héritée des siècles passés est désormais déstructurée, et que ce tremblement de terre (…) concerne aussi l'imaginaire et demande donc une reconstruction des points de repère et des valeurs. (pp. 206-208)

Les scientifiques qui font de la vulgarisation doivent aussi éviter de penser que seule la "vérité" (sur l'origine de la vie, les causes du cancer, les mécanismes du réchauffement climatique…) intéresse leur public alors qu'eux-mêmes sont intéressés par toute autre chose, et qu'ils n'attendent pas de leur collègue qu'il s'intéresse à  un énoncé scientifique sous le seul prétexte qu'il est vrai. Comme l'écrivent Françoise Bastide et al., il faut trahir la science, c'est-à -dire trahir ce que les scientifiques ne disent pas au "public", ce par quoi ils trahissent eux-mêmes la différence qu'ils font entre publics et collègues[4].

A la lumière de ces principes, j'ai essayé de réécrire une brève de Science & vie consacrée à  la toxoplasmose et brocardée par Timothée. Pas facile, surtout dans ce format aussi court. Mais je persiste à  croire que c'est possible — et après tout, il existe bien des formations où les journalistes scientifiques pourraient apprendre à  s'y mettre !

Notes

[1] Baudouin Jurdant (1996), "Enjeux et paradoxes de la vulgarisation scientifique", Actes du colloque La promotion de la culture scientifique et technique : ses acteurs et leurs logiques, Université Paris 7 - Denis Diderot, 12-13 décembre, pp. 201-209.

[2] Franco Prattico (1998), "Divulgation scientifique et conscience critique", Alliage, n° 37-38, pp. 204-210.

[3] Op. cit.

[4] Françoise Bastide, Denis Guedj, Bruno Latour et Isabelle Stengers (1987), "Il faut trahir la science", Le résistible objet des films scientifiques, club Scientifiction.

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Quand les journalistes prennent (trop) des pincettes

Entendu ce soir sur France inter, à  la toute fin du journal de 19h :

C'est à  la fois complexe et poétique : dans la revue Nature à  paraître demain, des chercheurs britanniques ont paraît-il découvert que les mots peuvent provoquer, dès leur simple prononciation, une sensation de goût chez certaines personnes. (c'est moi qui souligne)

Pourquoi autant de précautions en rapportant ainsi la nouvelle ? L'article original est bien plus affirmatif :

Here we show that individuals who experience synaesthetic tastes that are elicited by words (who are known as lexical–gustatory synaesthetes) begin to taste an upcoming word before they can actually say it (that is, while it is still 'on the tip of the tongue').

J'émettrais plusieurs hypothèses :

  • 1. le journaliste aurait obtenu cette information de seconde main, par l'intermédiaire de la journaliste scientifique de France inter à  qui il ne fait qu'à  moitié confiance — et autres explications fantaisistes toutes aussi peu probables ;
  • 2. il aurait obtenu l'information grâce au communiqué de presse envoyé par Nature (comme cela se pratique habituellement), communiqué qui serait plus mesuré. Sans pouvoir accéder au communiqué lui-même, on peut en avoir un avant-goût en jetant un œil à  la présentation par la rédaction de l'article des chercheurs britanniques, qui est tout aussi affirmative :

In tests on individuals in whom synaesthetic tastes are elicited by words, they could 'taste' an upcoming word before they could say it.

  • 3. l'information ne viendrait pas en première main de Nature mais d'une source tiers. Pourtant, en parcourant les articles en anglais consacrés à  cette découverte, on s'aperçoit que les journalistes américains et anglo-saxons sont loin de montrer la même réserve :

Having a word stuck on the tip of the tongue is enough to activate an unusual condition in which some people perceive words as having different tastes, according to a new study. (Scientific American)

Lexical-gustatories involuntarily “taste” words when they hear them, or even try to recall them, she wrote in a study, “Words on the Tip of the Tongue,” published in the issue of Nature dated Thursday. (The New York Times)

For some people, the mere mention of a word can bring a very specific taste to the tongue. "Mountain" might elicit cold bacon, for instance, while "Michelle" might conjure egg whites. (New Scientist)

  • 4. la distance traduirait une certaine méfiance plus générale vis-à -vis des résultats rapportés par les revues scientifiques, ce que j'expliquerais par 1) un manque de connaissance du mécanisme de peer-review ou 2) une image de la science comme accumulation de vérités provisoires et fragiles (un contre-coup de l'affaire Hwang ?) ;
  • 5. la découverte serait si surprenante pour le journaliste qu'il en oublierait son professionnalisme pour laisser parler son scepticisme ;
  • 6. la distance exprimerait un certain dédain vis-à -vis d'un résultat scientifique présenté comme essentiellement amusant et distrayant, en clôture du journal...

Autant d'hypothèses qui me laissent insatisfait et perplexe. Et vous, quelle est votre interprétation ?

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